Comme un prunier
Je me souviens que ce sujet de cet exercice ne me plaisait pas beaucoup, contrairement au cours qui l'avait suscité, un cours sur les racines des mots. J'étais en CM1, je m'en souviens, car je revois l'instituteur, l'éclairage sur lui et les élèves autour de moi, j'étais au milieu de cette salle, à ma droite les CE2, à ma gauche les grands, les CM2, dans mon dos le bureau de M. P. Ce jour-là, la leçon collective avait donc porté sur la racine des mots. L'instituteur nous avait demandé de trouver la plus grande famille de mots possible avec la même racine.
J'étais grognon, ça ne me plaisait pas du tout, je ne me sentais pas la culture pour répondre à cette question à laquelle je venais seulement d'être introduite, il m'aurait fallu plus de temps pour chercher. J'ai cherché un peu seule, en vain, mes listes tournaient vite court. Alors j'en ai parlé au repas et tout le monde s'est mis à réfléchir. Ma mère a suggéré un mot qui a délivré tout le monde, mais oui, très bien, ils m'ont tous fait plein de suggestions, on est passé à autre chose. J'étais si fière en lisant ma liste de près de vingt mots en classe !
Mais l'instituteur ne m'a pas laissée finir de la lire, il m'a interrompue et avec beaucoup de gentillesse, m'a fait savoir que "télé" n'était pas une racine, mais un préfixe. Non, téléphone et télévision ne partageaient pas de racine commune. J'ai très vite compris, bien sûr. J'en ai été tellement humiliée... Tous, au repas, avait approuvé la suggestion, personne, pas même mon père, le "lettré" auto-proclamé, n'avait émis le moindre doute. Comme je leur en ai voulu ! Pour une fois que je m'appuyais sur eux, le collectif s'était montré inculte et prétentieux.
J'en ai conçu énormément de rancœur, même si "l'humiliation publique" n'était que dans ma tête, car le cours s'était poursuivi et personne ne s'était ouvertement moqué de moi. Je ne leur ai plus rien demandé par la suite et s'ils prétendaient vouloir m'aider ou m'enseigner quelque chose, je rechignais aigrement à rien entendre, que pouvaient-ils m'enseigner, ces imbéciles ?
Je traverse une période de regrets, un peu, celui qu'il n'y ait eu personne de vrai bon sens pour m'aider à me comprendre, à gérer mes émotions, à relativiser enfin. A ne pas tout prendre comme une cuisante "bonne leçon" dont je devais me souvenir. Une erreur, une fois, pas deux. Ballottée par des tornades émotionnelles, je ne savais pas m'aider moi-même. Toutes ces colères, toute cette colère accumulée pendant des années et qu'il a fallu détricoter sur le divan du psy. Et maintenant, comment faire, sans elle ?
Je fonctionnais comme eux, avec les armes de la violence, mais si j'avais dû dire à chaque fois qu'ils m'ont déçue, je n'aurais eu que ce mot à la bouche. Déçue, encore et toujours par la violence et l'arrogance et les engueulades homériques alors qu'ils ne parlaient pas de la même chose ! Déçue des combats de coq, des abus de pouvoir, des récupérations, des perfidies, des médiocrités. Et déçue par moi-même qui jouais aussi ce jeu, faute de pouvoir élever le débat...
Pourtant, et malgré tout ce que j'ai pu dire sur le sujet, je ne crois plus aujourd'hui qu'aucun d'entre eux soit fondamentalement mauvais. Non, ni mon frère, ni mon père, ni personne. Tous, sans exception, nous aimions rire ensemble, manger de bonnes choses, nous taquiner gentiment (c'est arrivé, j'en suis sûre). Tous, nous avons aimé nous sentir ensemble, complices, autour des feux, notamment, qui ne laissaient personne indifférent. Pourtant, même là, les émotions n'étaient pas dites. Mon père, qui tentait parfois de mettre des mots là-dessus ne savait que ramener à lui et, bien sûr, dès ce moment, tout était cassé. Dieu sait s'il a cherché à nous réunir, à retrouver l'esprit de troupe qu'il avait tant aimé chez les scouts, mais en s'y prenant de la pire manière qui soit, nous dressant les uns contre les autres, riant des guerres et des désarrois, ignorant les larmes et méprisant les indignations.
Ce que dit Rosenberg (dans les Mots sont des fenêtres) m'a ouverte à ces émotions-là, celles d'êtres en désir d'amour et de partage et ne sachant pas les créer, les provoquer, les attirer à eux. Mille fois mon père a craché son désespoir, en nous accusant de comploter contre lui, en accusant ma mère d'être avec nous contre lui et au fond, c'est vrai qu'il nous voulait "contre", mais "tout contre". Tous les deux, les orphelins, voulaient une grande famille pour avoir enfin ce dont ils avaient manqué : non pas de frères et de sœurs, mais d'amour, de confiance, de fiabilité, de partage. Ils voulaient une famille pour être vulnérables et en sécurité. Ils voulaient une famille pour se désarmer. Ils n'ont absolument pas vu qu'ils entraient dans le cercle bardés d'armes, ils n'ont pas compris que les enfants s'arment aussi : mais enfin, qu'est-ce qu'ils ont ?! Et ils ne comprenaient pas que ce qu'ils avaient construit ne nous contentait pas. Petits ingrats...
J'ai interrompu ma lecture de Rosenberg pour avancer un récit... de famille. Ce qu'il dit et ce que cela me révèle me secoue énormément, c'est très dur. En terme de révélation émotionnelle sur les autres, mais aussi en terme de maturité. Ce qu'il dit est pour moi la leçon magistrale de toutes ces petites choses que j'aurais voulu apprendre sur le tas, petit à petit, en ayant "le droit" de pleurer parce que j'étais une enfant. Ces regrets sont vains face au réel. C'est ici, c'est maintenant qu'il faut passer ce pas, déposer réellement les armes. Ça me fait encore plus peur que les monstres glissant dans les ombres noires de ma chambre d'enfant. Sans doute cette peur a-t-elle les mêmes causes.