Mes potes à moi
J'aurais dû avoir une bande de potes. Des potes à égaler, des potes à épater, des potes à soutenir et à encourager ; des potes à taquiner, à consoler, à rire et à jouer comme des gosses. Réunis par la déglingue, on se serait reglingués de complicité.
On aurait parlé d'écriture, ils m'auraient forcée à lire Beauvoir, Céline, à finir et relire tout Proust. Je leur aurais cassé les oreilles avec Sarraute, les yeux plein de tropismes étoilés, on aurait tous plus ou moins couchotté les uns avec les autres, Ivan, Boris et moi.
On serait allés au cinéma, on aurait fait les idiots pendant les mauvais films. J'ai ri toute seule en voyant Oblivion, avec des potes on aurait pourri le film à toute cette salle abrutie, avec nos rires crétins et nos exclamations d'ennui. En sortant de Promised Land j'étais assez bouleversée et une vague de déprime m'a rattrapée, avec des potes on aurait courru devant, on lui aurait fait la nique, on se serait disputés pour savoir si les clichés étaient bien dosés, si, comme je le pense, on mérite la fin tellement qu'on en chie avant. Des potes derrière moi, j'aurais eu l'audace d'aller demander leur avis à ces deux grands types bien balancés. Bon, ils auraient été pédés ou casés, mais enfin, je me serais fait plaisir.
Une pote aurait été ma meilleure pote et ma sublime rivale, on aurait dépoté sous l'émulation de notre concurrence admirative et tant aimante que mordante. On se serait connues par sœurs, sur le bout des "toi". Un pote m'aurait brisé le cœur, on aurait mis des années à se voir, à se pardonner, à se rabibocher pour de bon, saoûlés de trahisons amères, écœurés de l'étrangeté intolérante qu'aurait présenté tout autre que de la bande.
Et un pote plus vieux, plus épisodique, plus sauvage et plus doux m'aurait appris à écrire, écrire, écrire encore à la gueule de tous, au bord d'émoi, au fond des chiures de bois. Il m'aurait découragée de faire des rimes internes, comme ce con de Sollers, il m'aurait obligée à lui lire tout Bobin, à l'hôpital. Il serait mort et je serais devenue adulte, n'ayant plus besoin des potes que de temps en temps, pour les remonter et me défouler de tendresse.
J'aurais eu des regrets, d'une vie plus paisible, plus sage, j'aurais pensé comme toujours que la bande rend con et grégaire. J'aurais voulu être moins insolente, moins amère, moins mordante. J'aurais voulu n'avoir pas creusé mon vide à vouloir le remplir de plaisirs. J'aurais voulu avoir moins et être plus. Je ne serais plus que des mots.