Rien ne se perd et tout disparaît.
J'avais enveloppé ça dans un sac poubelle fixé avec du scotch brun. C'est resté un an et demi antre l'armoire et le mur, à prendre la poussière. En arrivant ici, il a un peu souffert, un peu du
sac s'était déchiré dans les manipulations furieuses d'un déménagement mené à un train d'enfer.
A force de m'agacer de son encombrement, j'avais fini par le coincer derrière l'escalier de la mezzanine, contre le mur, encore. Même là, il m'agaçait.
Un jour, il y a un peu plus d'une semaine, je l'ai ouvert, j'ai tout déchiré et tout jeté. Tout le contenu du carton à dessin. Un carton ? Non, on ne m'a pas acheté de carton. J'ai mendié deux plaques à mon père, une d'isorel l'autre de fin contreplaqué. J'ai fait un espace entre eux avec un vieux tissu rouge tout pourri et j'ai fait tenir avec du gros scotch blanc. Mon carton-bois-isorel à dessin... Je devais avoir 12-13 ans, quand j'ai fait ça. Avec le temps, le tissu s'est déchiqueté sous le poid de sa propre fatigue, le scotch s'est décollé. C'était peu ouvert, peu déplacé, ce n'était pas grave.
j'ai mis toute ma production grand format dedans. Il y avait mes travaux pour le bac, des nus masculins, évidemment. Roch Voisine dont j'avais soigneusement reproduit à la mine les poils de torse dépassant du T-shirt, comme on me l'a fait sournoisement remarquer. Non, j'y ai mis de soin que d'embarras, mais il fallait le faire, pour l'exactitude. J'y ai mis mon Robert Merle à la gouache, assez réussi, l'air pétillant comme sur la petite photo de la jaquette. J'y ai mis mon travail pour le dossier d'admission aux Beaux-Arts, qui ne m'a même pas valu l'accès à la pré-rentrée. J'y ai mis ce dos d'homme à la sanguine, mon unique sanguine. J'y ai mis le coucher de soleil au pastel. La reproduction de la Tempête de neige de Turner au collage, mon seul collage. Et bien d'autres. J'y ai mis ce portrait à l'huile, un grand visage d'homme qui louchait un peu, parce que quand je l'ai fait, j'étais déjà très myope et je devais me regarder de près dans la glace pour voir mes yeux.
Personne n'ai jamais posé pour moi, j'ai fait tout ça de tête, en m'examinant, ou en reproduisant en grand de toutes petites photos. Il y avait cette toute première grande gouache, un faucheur sexy, torse nu, son petit cul bien moulé dans un jean noir. J'avais vu la photo sur un prospectus vendant des posters et comme je savais qu'on ne me l'achèterait pas, je l'ai agrandi selon les conseils de mes sœurs et, ma foi, pour une première, c'était prometteur. tout cela, maintenant, n'existe plus que dans ma mémoire, à part les quelques travaux dont j'ai fait des photos numériques, j'ai sûrement dû vous en montrer.
Je conserve les cahiers, plus anciens ou plus récents, qui témoignent de ma facilité, de ma recherche de la souplesse, alors que j'avais tant de colère et qu'elle s'exprimait par une irrépressible raideur cassante, un cri du fond des tripes. Mais les grands travaux, je ne pouvais plus les voir. Il ont trainé des années sur mes murs, j'en étais si fière. Mais à quoi bon ? Je n'ai jamais eu de cours, les Beaux-Arts m'ont jetée d'office, comment croire encore à un travail si vieux, si pauvre en imagination : des hommes, des hommes, des hommes ? D'ailleurs, je n'ai jamais travaillé que pour répondre à une obsession, les pages de réel exercice sont rarissimes dans les cahiers. Presque tous les dessins sont des premières fois, réussies parfois, bancales, souvent. Même pour cette passion, je ne pouvais me plier à une discipline. J'en ai eu assez de ces vieilles fiertés devenues ridicules avec le temps, devenues lourdes à porter, encombrantes. Elle me rappelaient un temps où j'y croyais, où j'esperais, où je n'imaginais pas, mais comptais sur mon moi futur pour vivre.
Mais vivre quoi ? Il n'y aura jamais d'enfant pour s'émerveiller ou vouloir s'approprier. Il n'y a personne. Mes rêves sont morts, mes illusions sont réduites en poudre, il était temps de tourner cette page d'espoirs vains et avortés. J'étais jeune, vierge, labourée de désir et ça ne m'a menée à rien, sinon à être plus malheureuse encore que la simple vie me rendait. Aujourd'hui que je suis plus apaisée, capable de douceur dans les gestes, ma vue se casse la gueule, comme d'habitude. Et dessiner pour moi n'a toujours pas d'attrait, il faudrait montrer, il faudrait impressionner... Comment exister sans le regard de l'autre ? C'est ma vie quotidienne. Seul, on existe très peu.
Pour autant, je ne m'interdit rien, si ça démange, il faudra bien gratter...
Les plaques d'isorel et de bois me serviront, si j'en ai le courage, à faire de petites portes à mon meuble bizarre. Rien ne se perd.