Ils s'aiment, comme avant
En général, quand j'ai besoin d'acheter des livres, c'est que je me sens seule, angoissée, j'attends des réponses et de la distraction de ces amis passifs et généreux que sont les livres. Cette fois-là, à l'Ombres Blanches de la ville, je cherchais Ibsen et Renan, dont je n'ai rien trouvé, bien sûr. Il y avait une sublime et énorme correspondance de Valéry et de Gide qui me faisait de l'œil, mais son prix et mon peu de persévérance (on parle d'un livre de plusieurs milliers de pages) m'ont immédiatement découragée. J'ai toutefois trouvé le Botul qui me manquait (Landru, précurseur du féminisme) et un Frédéric Pagès Philosopher ou l'art de clouer le bec aux femmes dont j'ai tiré beaucoup de plaisir, car vous vous doutez bien que le titre est plus schopenhauerement machiste que le contenu dont la thèse, pour n'être pas originale, n'est néanmoins pas scandaleuse.
Je trouvai aussi un recueil de contes érotiques algériens qui a fait mes délices, mais je ne me doutais pas que le choc viendrait de cet autre livre là, dont la couverture m'a déplu immédiatement. Je l'ai trouvé dans le très petit bout de rayon consacré à la littérature grecque moderne à laquelle je m'intéresse, en dilettante. Il y avait peu de choses et parmi elles ce petit livre sur la couverture duquel trône un sein de jeune femme, à peine formé, son aréole presque caressée par le poignet de la propriétaire, elle retient ou retire une robe bordée de dentelle blanche. Cette photo parle pourtant bien du sujet de ce livre, l'adolescence, la première fois, la fièvre et la peur, l'amour.
Cette jeune fille, c'est Gioconda, une petite juive que la shoah va anéantir et son jeune amant, c'est l'auteur, Nikos Kokàntzis, l'homme d'un seul récit et, peut-être, d'un seul amour.
C'est donc lui qui raconte ce premier amour, la découverte de son corps, du corps de l'autre, l'éclosion du désir, l'avidité folle, les petits échecs, les grandes conquêtes, la confiance, le partage, la découverte. Plusieurs fois, j'ai pleuré d'émotion pure : la beauté du texte, de l'âme des personnages, de l'amour qu'ils vivent sont d'une puissance bouleversante.
Quarante ans plus tard, le récit de cet amour est sans doute idéalisé, mais si vivant, si vibrant, si plein des interrogations du jeune homme et de l'homme mûr que l'on n'a pas envie de mettre en doute son récit, on a envie aussi de préserver l'image de cette jeune femme audacieuse, curieuse, drôle et charmante, ainsi que la légitimité fondamentale de cet amour affranchi de tout le monde adulte, morale, religion et convenances comprises.
Ce n'est pas juste un "témoignage" selon la vilaine formule de la télévision, c'est un cri, l'aveu torturé, hanté d'un homme dont l'amour a été écrasé par la monstrueuse Histoire et sa marche cauchemardesque. On sent le remord de ceux qui ont survécu, alors que lui n'était pas juif, il traine la culpabilité immense de l'homme (le quasi-enfant, pourtant) qui a "laissé faire", sa passion rendue plus belle encore sur le fond de sa faiblesse d'homme, la virilité face à l'impuissance...
Je ne suis pas sûre d'avoir envie que vous le lisiez, je ne veux pas connaître de critique froide, littéraire ou autre. Je veux juste que vous sachiez que je fais partie désormais des gardiens de ce sanctuaire sublime : si vous approchez, faites-le avec respect.