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De la mémoire

2 Février 2012, 09:28am

Publié par Ardalia

Chers lecteurs, Stefan Zweig écrit ceci : « Montaigne se plaint inlassablement de sa mauvaise mémoire. Il voit en elle — en même temps qu'en une certaine paresse — la véritable faiblesse de son être. Son entendement, sa force de perception sont extraordinaires. Ce qu'il voit, ce qu'il conçoit, ce qu'il observe, ce qu'il reconnaît, il le saisit avec l'œil rapide du faucon. Mais il est ensuite trop nonchalant, comme il se le reproche sans cesse, pour ordonner ses connaissances de manière systématique, pour les développer avec logique et, à peine, l'a-t-il saisie, chaque pensée se perd; s'oublie à nouveau. Il ignore quels livres il a lu, il n'a pas la mémoire des dates, il ne se souvient pas des événements essentiels de sa vie. »

 

Lire ce passage de Montaigne, la biographie que Sweig lui a consacré, au petit-déjeuner ce matin, m'a amusée et attendrie. Car voilà bien un ou deux mois que ma relation à ma propre mémoire me travaille et que je désirais écrire à ce sujet. Je ne parierais pas sur mon entendement, mais le fait est que je me plains beaucoup et depuis longtemps de ma mémoire. Dans ma prime jeunesse et jusqu'a l'adolescence, elle était si excellente, du moins pour tout ce qui me plaisait que je regardais avec perplexité tant l'impression vive et admirative qu'en retirait ma mère que les difficultés de mes camarades ou de mes frères et sœurs à apprendre. Il me semblait tellement que c'était un effet conjugué à la fois de l'insouciance et de la volonté — aujourd'hui encore me sont vives les empreintes de toutes les fois où j'ai pensé «Je n'oublierai jamais cela.», même quand je l'ai fait par ennui et par défi — que l'effort n'a avait pas sa place. Pourtant, ce n'était pas si simple, ce fut la croix et la bannière pour apprendre l'alphabet, que je ne sait toujours pas d'instinct, les tables de multiplication — o pensum absolu ! — et les poésies. Pourtant, je n'intégrais pas l'idée que la mémoire eut besoin d'efforts réitérés pour la réactiver, pour la stimuler et l'imprimer durablement.

Ce que j'avais vu une fois et qui m'avait impressionnée restait parfaitement vif et précis, il aurait été stupide de vouloir raffermir ce qui était déjà gravé dans le marbre. J'appris par la suite à composer avec un minimum d'efforts, à apprendre juste le nécessaire pour avoir les diplômes, sans me donner grand mal, sinon qu'en relisant plusieurs fois, quelques bribes voulaient bien adhérer, qui retombaient dans l'abîme de l'oubli, sitôt l'examen passé.

 

Aujourd'hui, je suis comme Montaigne et me plains — pas seulement in petto — de ma mauvaise mémoire, ce grand lac noir d'où surgissent des choses à demi noyées, délitées, décousues, des bribes flottent dont la forme et le fond se sont perdus, ne laissant que ces reliquats fendillés.

 

Mais la lecture d'un autre livre est entrée en résonnance avec une pensée que j'alimente quand j'y pense, c'est-à-dire rarement, et qui veut prendre un chemin de traverse entre illusion et vérité, qui veut s'écarter des roides certitudes. Je réfléchis donc parfois à la façon dont on agit et qui se répercute sur soi et, partant, à la façon dont on parle de soi et qui agit sur la pensée que l'on nourrit de soi. Si vous donnez un coup de poing sur un mur, ce qui n'est pas absobé par le mur du choc produit, sera renvoyé dans le poing et c'est ce pourquoi on se fera très mal. Il me semble que c'est la même chose qui se produit dans la vie, mon geste de colère ou de maladresse produisant une violence qui me blesse par répercussion, mes mots de violence produisant un choc qui me blesse par rebond.

Mais les mots sur moi vont plus loin, ils témoignent d'une pensée que je nourris déjà et que je renforce, en disant et redisant la médiocre estime que je me porte, que je porte, en l'occurrence, à ma mémoire : à chaque redite, j'enfonce ce clou en moi. Mais j'ai fini par me dire que ce clou n'est pas réel et que l'intention de la parole est pour beaucoup dans la construction ou la destruction de soi. Sans pour autant me convertir à la pensée positive, j'ai eu envie d'infléchir le discours, non pas en lutte, mais en accompagnement du déplacement de ce lit de pensées.

 

Et puis quelqu'un m'offert Qu'est-ce que l'approche narrative ? d'Alice Morgan. C'est une forme de thérapie par le verbe, on y apprend à entendre son discours sur soi et à construire des discours ou plutôt des histoires parallèles, venant soutenir l'être au lieu de le condamner à sa supposée médiocrité. On détache l'être de son acte, on commence par dire "il a volé" et de faire oublier "c'est un voleur". Puis, on active d'autres réalités, toutes ces fois où l'on n'a pas volé, où l'on s'est montré digne de confiance, fiable et fidèle. En changeant les histoires et le discours sur soi, on s'ouvre des horizons, on dissout cette condamnation à la reproduction du péché, on découvre une liberté insoupçonnée.

 

J'aime d'autant mieux cette approche — dans son esprit, n'en ayant aucune autre expérience — qu'elle entre en résonnance avec mes idées. J'ai examiné cette sempiternelle déploration, vu qu'elle faisait aucun bien et résolu de changer la méthode. Je me suis vue en patron irrascible, brutaliser et déprécier ma secrétaire pour ces fichiers incomplets qu'elle me faisait parvernir. D'une part, je ne peux pas savoir si la perte est sa faute ou la mienne qui ais si mal appris mes leçons ou celle de l'archiviste qui gère tout en coulisse et, dans la précipitation, peut, lui aussi, avoir semé du désordre dans l'information. Il n'est plus temps de savoir à qui est la faute, il est temps de vivre avec. Et même, pourquoi pas, qui sait si, en étant plus bienveillante avec ma secrétaire, en ne la terrorisant plus de ma colère injuste, le travail ne va pas s'améliorer ? Il me suffit de voir comme la bienveillance est efficace auprès de tous (ou predque), comment ne pourrait-elle pas être bonne pour moi ?

 

Au fond, pourquoi tant de colère contre la mémoire ? Je crois que c'est surtout une question d'orgueil social, on s'en veut de ne pas pouvoir se montrer plus crédible, plus fort, de ne pas avoir plus d'armes fermes et solides pour remporter l'adhésion, pour avoir le dernier mot dans les discussions. Si l'on pousse un peu ce travers, on tombe vite dans l'argument d'autorité, je sais mieux parce que... je sais ! Et il est vrai que l'on sait mieux le savoir lorsque l'on dispose d'une bonne mémoire, que les informations, bien rangées, sont disponibles à la moindre sollicitation. C'est un fait, comme il est un fait que l'on a besoin de personnes qui disposent de cette qualité fiable et rassurante.

Mais où se trouve l'imagination, dans ces esprits rigoureux ? Si l'on étudie les bureaux de près, il appert rapidement que les employés les plus créatifs sont aussi les plus bordéliques. C'est très simple : celui qui a tout sous les yeux voit beaucoup de choses tous les jours, il est bien plus apte à faire des rapprochements originaux. Par ailleurs, il n'est pas perdu dans son bazar, il a juste créé un ordonnancement personnel et original, non pas : "Dans le fichier A, placard B, étagère 8" mais, par exemple, "le fichier bleu à ruban vert, sur la chaise pivotante avec les photos de bateaux du copain australien pour le dossier des lessives Trucmuches et d'ailleurs il faut que je relève les post-it jaunes sur lesquels j'ai commenté et où Virginie  a gribouillé des étoiles". Tous ces mots "bleu, pivotant, bateau, australie, Virgnie, étoile" sont autant de viviers où piocher une idée originale...

 

J'ai donc résolu de collaborer avec ma mémoire. Fini de traquer les coins sombres avec mon œil sourcilleux, j'ai résolu de croiser dans les eaux connues en guettant avec joie tout ce qui pourrait surgir des coins sombres, de prendre du recul et de m'apercevoir qu'ils ne sont pas si sombres ou qu'ils offrent des perspectives riches. Bien sûr que j'aimerais qu'elle soit meilleure, mais je vais y travailler, plutôt que de m'exaspérer en vain de ses défauts. Et je vais la travailler pour moi, pas pour la gloriole, pas pour avoir le dernier mot qui, remarquez-le, est bien souvent un mot stupide... Et quand elle fera l'animal rétif, je parlerai doucement à son oreille plutôt que de la battre. Quelque chose me dit que ce ne sera pas vain.

 

En ce moment, mais il y a du relâchement, j'apprends le Cimetière Marin de Valéry, dont voici un extrait (de mémoire !) :

Quel pur travail de fins éclairs consumment

Maints diamants d'imperceptible écume

Et quelle paix semble se concevoir !

Quand sur l'abîme un soleil se repose,

Ouvrages purs d'une éternelle cause,

Le Temps scintille et Songe est Savoir.

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B
<br /> Beau billet.<br /> <br /> <br /> Si tu me permets une paraphrase : on ne peut s'instruire qu'en mesurant d'abord son ignorance, se renforcer qu'en percevant d'abord ses faiblesses.<br /> <br /> <br /> Certes, certes, c'est bien beau, tu le savais déjà, je t'agace sûrement... mais pour aller plus loin, il faut se faire à l'idée que faiblesse ou ignorance ne sont pas des fautes à expier. Pour<br /> toi, ni molle ni sotte, c'est plus ardu que pour d'autres - et cet article nous dit que tu es en bon chemin. La nouvelle fait plaisir :-) (gnépuka en faire autant, tiens...)<br />
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A
<br /> <br /> Cher Brendie, ton commentaire ne m'agace pas du tout, il me fait très plaisir. J'ajouterais à ta maxime que la faiblesse admise, la vulnérabilité acceptée sont une autre force, sans doute moins<br /> reconnue, moins admirée, mais non moins puissante.<br /> <br /> <br /> <br />