A l'amitié
Je me souviens à peu près de la scène, sur quel palier du bâtiment elle était. C'était peut-être le deuxième jour au collège, une bande de filles m'avait abordée sans aménité avec des "qu'est-ce t'as sur les oreilles, c'est moche !" et je les avais assez vertement rembarrées, après avoir répondu, évidemment. Mais enfin, quand on avait le père que j'avais, ce n'était pas une bande de petites poulettes qui pouvait m'effrayer. Elles étaient parties en ricanant et elle m'avait parlé alors pour s'indigner de leur bêtise et de leur agressivité et pour me féliciter de ma réaction, ah quelles connes ! J'avais rencontré ma meilleure amie.
Notre amitié fut, sans conteste, la meilleure part de mon adolescence. Nous avons rapidement atteint un point d'exquise délicatesse que je ne crois pas pouvoir revivre par ailleurs. Nous nous écrivions des mots d'humour qui débordaient tant de tendresse que nous ne pouvions supporter de voir l'autre les lire, il fallait que ce fut loin, il fallait prolonger le bonheur d'être ensemble jusqu'au retour dans l'infâme quotidien, la violence dans le car, la violence dans nos familles. Et puis, la vie, la trahison, les écoles différentes... Pourtant, nous restions liées, si nous devenions plus ou moins inconnue à l'autre, la confiance était intacte.
Un jour, nous devions avoir seize ans, elle est venue dîner à la maison. Par quel miracle, je ne sais, ce fut une bonne soirée, mon père était de bonne humeur et l'ambiance était douce. C'était l'hiver, nous avions fait du feu. Ils sont tous partis, je ne sais plus pourquoi, peut-être simplement regarder la télé. Je l'ai entraînée dans le salon, nous avons installé les coussins des banquettes sur sol, nous sommes calé le dos sur le pouf renversé les pieds face à l'âtre. Autour de la maison, tout était silencieux, il n'y avait que le sec et menu crépitement du feu en fond sonore Déjà à l'époque, je faisais remarquer ce qui est beau, ce qui est bon et nous parlions du feu, cette paix qu'il apporte, ce réconfort. Et elle a dit, d'un air un peu surpris : "Je n'ai jamais été si bien de toute ma vie". En y repensant, l'autre jour, j'en ai pleuré de joie et de tendresse. A ce moment-là j'ai juste souri, mettant sans doute toute ma joie dans mes pattes-d'oie, que c'était bon à entendre, d'avoir pu lui offrir ce sentiment-là !
Depuis cette époque nous sommes vraiment séparées physiquement et n'avons pas vraiment gardé le contact. Pourtant, elle me retrouve parfois, toujours pour me louanger, me remercier de lui avoir ouvert l'esprit, montré le monde. Auparavant j'en étais embarrassée mais désormais, je m'en réjouis. Puisque que je ne serai jamais le professeur que j'ai rêvé d'être et sans doute jamais une mère, je suis contente d'avoir offert cela à quelqu'un. Même si je n'étais moi-même qu'une enfant à l'esprit si peu instruit. J'avais à cœur de parler de tout et nous parlions de tout, la vie, l'amour, la mort. Nous avons ri comme je n'ai jamais ri depuis, à suffoquer, à crier de douleur d'avoir les muscles si sollicités brutalement. De ces crises de rire où le moindre bruit de l'autre relance les hoquets diaboliques, où il n'était pas rare qu'une de nous, reniflant dise à l'autre : "Non, ne me regarde pas encore ! Je n'en peux plus !"
Je me souviens que mon frère était jaloux et il me l'a dit. Il ne comprenait pas que la confiance était parfaite, car aucune de nous ne faisait volontairement de mal à l'autre, lui qui cherchait cette intimité avec moi et qui, fidèle petit scorpion, ne pouvait s'empêcher soudain de piquer au plus sensible... Entre elle et moi, aucune piqûre volontaire, bien au contraire et pourtant nous nous sommes parfois engueulées, mais pas très fort et si rarement. La seule fois où elle m'a rabrouée vertement, ce fut pour me dire qu'elle n'était pas comme moi et qu'elle avait besoin de travailler pour apprendre, elle. Ce fut une grande leçon que j'ai soigneusement gardée...
Depuis je désespère de retrouver ce lieu de l'amitié sincère et doux. je n'ai jamais tout dit, mais enfin, j'ai dit, je lui ai dit beaucoup et j'ai gardé d'alors cette capacité à faire confiance. Trop, parfois. Récemment, je me suis réconciliée avec un ami avec qui je m'étais fâchée toute seule, m'emberlificotant dans la paranoïa et le ressentiment. Je suis tellement contente de le retrouver tel qu'en lui-même ! Avec lui aussi, la confiance nous a menés à une grande intimité. Mais comme il me l'a sagement écrit, nous pensions nous connaître et ce n'était pas complètement vrai. De fait, les longues conversations, les confidences intimes ne suffisent pas à connaître l'autre. Le temps et les épreuves scellent la confiance que l'on place en l'autre, la capacité à recevoir de lui sans se sentir redevable, car quand on aime sincèrement, que l'on sait offrir sincèrement, on sait que pouvoir faire un bon cadeau est déjà une récompense, on sait que sa joie comble l'autre et que l'affection se nourrit et se renforce de ces joies.
J'ai désormais plusieurs amis sincères et droits, des personnes de confiance avec qui j'ai une relation privilégiée, mais je n'ai plus de "meilleure amie". Au moins, comme on le dit de l'amour, ai-je su un jour ce que c'était.