Le drame
. Tous les matins, c’est la même chose. Cette fois, c’est la bonne ! Tous les matins, je me réveille et la machine dans ma tête est sur un mode effréné. Une petite fille excitée saute sur mon lit et m'empoigne le mental. Mais remue-toi, debout ! Réveille-toi ! Regarde ! Cette fois, je sais, c’est fois, c’est la vérité, cette fois, c’est sûr, j’ai tout compris ! Mais bien sûr ! Regaaarde !
Comme d’habitude, en ouvrant les yeux, le tombereau d’idées qui se sont amassées depuis des jours et qui ont erré sans but dans la nuit se sont accumulées sur un barrage d’inconscience et, sitôt les yeux ouverts, se déversent dans un grand fracas dramatique, sur le sol de ma conscience et me montrent une nouvelle carte. Une carte concrète et sûre, fiable, comme le marc de café dans la soucoupe, tu sais ?
Et chaque jour, c’est pareil, chaque jour, je la crois, chaque jour, elle me montre un nouveau pan de « vérité ». Chaque jour, je pense sincèrement avoir « compris un truc ». Mais si j’en parle… si j’en parle, si je la raconte, cette nouvelle carte, si je l’expose comme une « vérité », alors je commence à avoir honte. Qu’est-ce qui sait, en moi, que c’est faux, que c’est une histoire, à nouveau, que c’est bidon ?
Mi-septembre, l’homme qui partageait ma vie a voulu reprendre sa liberté. Cela a été un drame, pour moi. Un drame, pas seulement au sens figuré, mais aussi au sens propre. J’ai fait un drame, j’en ai fait un drame. J’ai poussé un grand cri, à cette annonce, et je ne me suis pas privée de le raconter, ensuite. Ça a été une folie furieuse dans ma tête, la tempête s’est élevée, complètement délirante. Je me suis mise à faire le Travail de Katie, pour me soulager, car la souffrance était terrible. Sur Messenger, l’application de tchat de FB, je lui ai pris la tête. Comme une dingue, je voulais savoir pourquoi il me quittait. Je m’étais raconté que j’avais travaillé comme une dingue (bis, hum...) à être la bonne compagne, celle qu’on ne quitte pas. Je faisais les repas, le rangement, les lessives, (nous faisions le ménage ensemble), je bricolais des trucs pour l’appartement et j’étais si caressante, si tendre, si douce dans le toucher...
Ce que je vois, dans ma carte, aujourd’hui, c’est que le bricolage a été ma source de créativité. Comme les tableaux ou les dessins, du temps où j’étais sur ce mode, les objets rôdaient dans mon imaginaire, se modelaient tout seuls et un jour : je le faisais. C’était le moment calme, tu sais, ce moment de création, quand le truc sort de tes mains et te raconte son histoire, que tu l’écoutes, que la création se transforme et s’envole toute seule, une fois finie. Lui m’a donné tout le matériel que j’avais accumulé pour créer ces objets « utiles », et j’étais folle de rage : où veux-tu que je bricole, chez moi, c’est minuscule ? Je ne pouvais plus voir le stock de bois chez lui sans avoir la gorge serrée, j’ai pleuré mes projets perdus, ce fut un deuil long et difficile.
Et je continue le Travail, je fais le Travail comme une tarée et, tu sais ce que je fais ? Je lui envoie mes feuilles. Oui, je fais des feuilles qui me permettent d’abandonner des croyances et je les lui envoie, pour acheter son amour avec mon authenticité. Tu la sens, l’arnaque ? Bien sûr, sur le moment, je n’ai rien vu, hein, j’ai été sincère. Ma carte matinale d’alors était qu’il se trompait, que c’était une erreur, que s’il voyait comme je l’aimais, il me reprendrait ! Bien sûr ! Tous les jours, je retombais sous le charme de cet amour fou, de cet amour « vrai », de cette dégoulinance sucrée écœurante. Mais tu sais, sur une feuille de Travail, on écrit tout, toute la colère est mise en mots, avant de passer à autre chose en remettant ses pensées en question. Je lui ai tout balancé dans la gueule… Dans les feuilles, mais aussi dans les dialogues sur Messenger.
Un jour, j’ai compris, dotée d’un éclairage nouveau, qu’il ne fallait pas faire ça, lui envoyer les feuilles de Travail faites. Et quand je l’ai vu, tu sais ce que j’ai fait ? Un drame. J’ai fait un drame, j’en ai fait une catastrophe, j’en étais tellement désolée !
L’éloignement entre nous se faisait de plus en plus grand et, il y a deux semaines, il m’a annoncé qu’il avait rencontré quelqu’un. Tu sais ce que j’ai fait ? Tu commences à comprendre ? J’ai fait un drame. J’ai poussé un grand cri et je me suis glacée. Je suis partie glacée. Et j’ai fait le Travail, je n’ai pas cessé de faire le Travail durant tout ce temps.
D’autres sources m’ont montré que j’ai rejoué avec lui le drame névrotique de mon enfance : l’abandon de papa. Je te raconte en deux mots, quand j’avais trois ans, je suis devenue sourde comme mon papa et mon papa a disparu. Concrètement, mes parents faisaient construire une maison et mon père était pressé, il allait sur le chantier tous les soirs après le travail et il y passait ses weekends. Et j’ai rejoué avec lui l’hystérie de mon père, ce « malade » qui se mettait dans des colères folles n’importe quand et qui me terrorisait.
Ce que me disais la carte ce matin, c’est que lui aussi a rejoué un schéma névrotique, celui avec son artiste de mère… J’ai exigé qu’il change, qu’il soit le partenaire de mes rêves, qu’il soit le compagnon que je voulais. Oh, j’ai surtout tenté la manière douce, hein ! Tu sais, moi, je suis timide à l’origine. J’aime la douceur et j’ai installé la Communication Non Violente dans mon expression, j’ai fait le Travail quand j’étais vraiment en colère contre lui, sans voir que ma consternation face à lui et son mode de vie, que mes colères parlaient de cette exigence d’attention. j'étais passée à côté de la réalité vraie.
Mes cartes d’alors me disaient qu’un homme si doux et gentil (et brillant !) était forcément pour moi, elles ne me montraient pas que je voulais bien plus, en fait. Je ne comprenais pas clairement que le comportement que je lui demandais n’était pas un comportement « normal », qu’il était mon besoin d’attention, mon besoin de connexion, mon besoin de partage ! Mes cartes d’alors, m’ont-elles menti ou ai-je choisi de vivre le drame ?... Ouais.
Ma carte de ce matin me dit qu’il faut arrêter de traiter les gens d’artistes autour de moi, qu’il faut me regarder dans la glace, que ça suffit, la comédie dramatique. Alors, je me vois devant la glace. Le spectacle est fini, je suis un clown grotesque, les traits noir et rouges, sur le fond blanc ont fondu. La sueur a fait couler le maquillage sur mon visage, et, dans la pénombre, on dirait des larmes. Et ma carte de ce matin, qui ne manque pas de ressources, me dit « faille narcissique », et je pleure.
Ça finit toujours ainsi : la petite fille fait une cabriole de trop, se fait mal et se sent punie. Tous le jours une nouvelle carte, tous les jours un mensonges et tous les jours une arnaque intérieure.
Je dépose ici, mon « œuvre » de ce matin. Je compte sur vous pour faire la claque, j’ai peur des lazzis.