Le cul, les ronces et le Grand Chien
Je regarde mon grand chien sérieux et terriblement digne qui me réclame une vie spirituelle. Comme il est digne, comme il souffre !
(Il est de Navarre, tu crois ?)
Je tentais de faire le tour de mes jugements sur les gens, me disant que ce sont peut-être ces jugements qui m'isolent, qui font qu'on n'a plus tellement l'élan de me voir passé un certain temps ou d'ailleurs même très vite ou encore avant même de m'avoir rencontrée. Je ne comprends pas vraiment, ni l'incuriosité, ni la lassitude... je tente donc le côté "c'est de ma faute" en examinant mes jugements.
Le premier qui me tombe sous la pensée, c'est "les gens devraient avoir une vie spirituelle", la seconde d'après, puisque Byron Katie occupe pas mal ma pensée en ce moment, c'est un retournement : je devrais avoir une vie spirituelle.
Aussitôt apparaît ce grand chien triste et terriblement digne, un chien qui — indéniablement — a beaucoup de chien. C'est un genre de lévrier afghan, voyez, un long et fin corps, un long et fin museau, un port de tête de reine de Saba et une expression endolorie, peinée, muette, étranglée.
Je pense à mon père, cet homme qui, l'adultère mis au jour, tout au moins sous les yeux de son épouse, n'est plus jamais allé à confesse.
Sans fausse posture, je vous avoue que ça me dépasse complètement. Comment, après toutes ces années à penser, tenter de vivre la religion, peut-on à ce point passer à côté du message christique ? Oh, il y a sans doute plein d'explications : il a surtout connu le Dieu en colère, le Dieu vengeur ; "Dieu vomit les tièdes" citait-il si volontiers quand j'étais jeune, il doit tellement culpabiliser qu'il veut cacher son visage à Dieu, etc.
Eh bien, peut-être. Ou alors a-t-il ouvert les yeux sur la supercherie de sa foi, qu'en sais-je ?
Moi, je n'ai pas la foi, je suis agnostique. La foi et la non-foi ont la même force en moi, elles s'entortillent, se confondent, se câlinent, elles sont bien ensemble à jouer au funambule au-dessus des certitudes. Ça les amuse profondément.
Moi, je n'ai pas la foi, je ne juge ni ceux qui l'ont ni ceux qui ne l'ont pas, que chacun de débrouille comme il peut avec les chausse-trappes de son esprit et de ses besoins inconscients.
Je n'ai pas non plus vraiment de vie spirituelle et c'est bien plus problématique à mes yeux. J'ai repris la lecture des Mille Visages du Bonheur de Byron Katie et du coup, ça me chamboule bien l'ordre des pensées : "est-ce vrai ?".
Pas de grand chien fidèle, aimant et trahi ici, on est dans le vif du sujet, les pensées qui classent, tranchent et rangent dans de petites boîtes ordonnées et pouf, d'un coup je vois tout le bazar partout. Et il suffit de deux pas dans le bazar pour voir que j'y suis partout, tranchée et rangée dans de petites boîtes chaotiques et absurdes.
La lecture de Byron Katie me rince la tête, je ne comprends rien, je sais que je ne comprends rien et au fond, ce n'est pas grave, je sais qu'elle a raison où elle est, je fais comme je peux où je suis et qu'elle vient me prendre là. Pour une fois, j'accepte de ne rien comprendre en ayant confiance.
Je devrais mincir, je devrais dormir, je devrais apprendre, je devrais donner, je devrais avoir, je devrais savoir, je devrais m'exercer, je devrais me forcer, je devrais me plier, je devrais me rigidifier, je devrais m'assouplir, je devrais me muscler, je devrais m'étirer, je devrais plaire, je devrais charmer, je devrais écouter, je devrais m'écouter, je devrais méditer, je devrais mieux faire, plus faire, etc.
Tout ce que je devrais faire, moi qui n'arrive à rien. J'attends l'élan, tu sais ? J'attends l'élan et je ne vois que des devoirs... Je sais qu'il y a plein d'élans derrière ces devoirs, mais leur voix est tout à fait étouffée par les jugements. Le grand chien triste et sévère du Devoir me toise de toute sa grandeur, il me domine, m'écrase, imperturbable, raide comme la justice et figé dans sa douleur de Grand Déçu Trahi consterné et étranglé de douleur.
Je n'ai pas le cul sorti des ronces, tu sais.