Palimpsestes
Chers lecteurs, que béni soit OB qui peut enregistrer un article sans le publier, grâce à quoi l'auteure confuse peut jeter sans remords ni regrets un épais tissu de conneries. On s'excusera d'avoir failli auprès de soi-même en raison de plusieurs nuits (et même d'une tentative de sieste compensatrice) interrompues par des cauchemars, de préférence entre 3 et 4 heures du matin et poursuivies sur un demi-sommeil nerveux et peu reposant. La preuve que je mène un vie saine et équilibrée, ce n'est qu'aujourd'hui qu'apparaissent les cernes...
Cependant, mon cerveau en voie de ramollissement n'est quand même pas hermétique au point de ne pas pouvoir se faire de petites et vives joies. Dernier exemple en date, lire le fameux Botul La vie sexuelle d'Emmanuel Kant et y trouver une allusion humoristique à un autre livre que je suis (encore !) en train de lire, à savoir Vie et Opinions de Tristram Shandy par Laurence Sterne. Il y est question, si vous voulez tout savoir, du père du héros remontant les horloges avec application, après chaque accomplissement du devoir conjugal.
Aussitôt, après avoir souris avec complicité au vide autour de moi, j'ai brièvement médité sur les palimpsestes, ou les paratextes, ou les métatextes, etc. Pourquoi les palimsestes en particulier, parce qu'un essai fameux porte ce nom (de Gérard Genette) qui montre brillamment a quel point les textes sont rayés, transpercés les uns par les autres, imbibés les uns des autres, imbriqués comme un infini casse-tête chinois. Chaque texte a trois dimensions qui l'inscrivent dans l'histoire notamment littéraire et dans l'espace d'une amplitude culturelle à multiples fonds.
Dans la passionnante préface que Serge Coupel a écrite pour le Tristram, il cite un extrait de Nerval dans le dernier chapitre d'Angélique :
"Et puis..." (C'est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on.)
-Allez toujours !
-Vous avez imité Diderot lui-même.
-Qui avait imité Sterne...
-lequel avait imité Rabelais.
-Lequel avait imité Merlin Coccaïe
-Qui avait imité Pétrone.
-Lequel avait imité Lucien...
Aucun texte ne surgit ex-nihilo, même les traces oubliées -qui a lu Pétrone ?- vivent dans les reports, les transformations, les reproductions justes et injustes, luisent à travers les transparences, palpitent entre deux phrases.
Et -vous me direz qu'il n'est plus temps, que l'actualité a heureusement balayé cette triste histoire- c'est aussi la réflexion que je me faisais sur la culture française au moment du grand débat sur l'identité nationale. Nonobstant l'absurdité de cette locution "identité nationale" d'un point de vue psychologique, où l'humain se tisse entre chair et accidents, pour ainsi dire, il me semble qu'elle est aussi éclatante du point de vue culturel. Que serions-nous sans les Britanniques, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, pour prendre quelques exemples proches ? Que serions-nous sans la Perse, Sans l'Inde, sans la Chine ? Tous les jours, dans notre vocabulaire, dans nos gestes, dans nos rituels sociaux vivent des milliers d'années d'histoire, de traditions et de pensées, vivent des milliers d'années de commerces, d'art, et -disons-le- de séductions transocéaniques !
La nation, si chère au Général qui se faisait une si haute "certaine idée de la France", la nation est un concept, bien plus qu'une réalité. Nous ne sommes vraiment séparés des autres nations ni par l'histoire qui nous lie et nous relie encore, y compris par les guerres, ni par la langue car le français est bien loin de nous appartenir, nous ne sommes même pas ses plus fervents défenseurs, ni même par les frontières, si récemment figées et si heureusement perméables à toutes les cultures. Alors, quoi, qu'est-ce qui nous relie, nous, français, envers et contre tous les non-français ? Une géographie ? Une économie ? Un gouvernement ? Ces choses si palpables, si concrètes sont-elles réellement des agents de liaison entre nous ? Sans répondre, laissons cette question en suspend, car une identité, c'est peut-être la chose la plus mystérieuse qui soit au monde... S'il était besoin d'une preuve, il suffirait d'examiner la tournure prise par le fameux débat. Il est bien plus facile de stigmatiser la différence que de définir une véritable ressemblance.
Pour en revenir à Sterne, Botul et compagnie, lorsqu'il m'arrive de saisir les références plus ou moins cachées, le clin d'œil de l'auteur, je suis ravie comme une gamine, car cet instant du saisissement est déjà passé, cette porte sur le passé est déjà refermée qu'une autre s'ouvre et ainsi de suite infiniment... La culture, comme l'être, comme l'identité (comme le corps, comme les idées, etc.) sont des choses profondément dynamiques, sans cesse transformées, reformées, renouvelées. Sentir ainsi, d'un effleurement joyeux les profonds palimpsestes, c'est appréhender d'un coup tous les horizons : les milliers d'hiers encore à découvrir et les milliers de demains encore à vivre. Craignez le jour où l'identité sera figée, car alors, nous seront morts.