Monde sensible et réalité
Elle me met un peu mal à l’aise à tant gesticuler pour parler. Tout semble tellement confus dans sa tête, il faut lire les gestes pour comprendre un peu mieux les impressions puissantes qui la traversent. En fait, c’est compliqué pour moi tant que je ne l’entends pas bien, car je vois les gestes et je ne vois que les mouvements émotionnels. Par exemple, elle parle d’un type qui a piqué une colère, dans le train. Elle fait un petit mur avec ses mains, ça semble assez clair : elle a eu peur et voulait de la sécurité. Mais quand sa main, tous les doigts groupés, part de son oreille vers le haut, puis décrit un arc-de-cercle descendant vers l’autre main, car entre-temps l’autre bras s’est tendu devant, que faut-il comprendre ? Il me faut les mots pour réaliser qu’en fait, elle était connectée à la détresse de ce monsieur. Là, enfin, dans ce monde sensible, je la rejoins.
Hier, nous avons fait un duo d’empathie et elle m’a raconté une part d’histoire familiale, ses frères et sœur et elle trient les affaires de leurs parents pour vider et vendre la maison. Elle me raconte comme ils boivent et plaisantent alors qu’elle-même écrit des poèmes sur les objets, afin de pouvoir les laisser partir. Elle est surprise d’être si attachée, elle se juge. Je décèle ici — elle me le confirme — le regard de la société sur son étrangeté. Où est l’attachement quand il suffit d’écrire un poème pour dire adieu ? Elle vit dans un monde sensible qui me parle et, même si c’est un peu difficile de faire la lumière sur ses besoins, je suis contente de voir son regard changer, et de douloureux devenir doux comme une caresse, malgré son bleu azur.
Quand ce fut mon tour de recevoir de l’écoute empathique, j’ai pu remonter, avec son aide, jusqu’à cette peur finalement assez récente, au regard de la surdité, qui est que l’on reconnaisse mes besoins d’aide visuelle. Durant ces trois années avec cet homme qui fut mon compagnon, je suis devenue officiellement malvoyante. Concrètement, ça signifie que je ne peux plus lire. C’était compliqué depuis plusieurs années, mais maintenant, c’est impossible et je mets des lunettes-loupes pour lire, ou je pose le document à lire sur le vidéo-agrandisseur.
Peu avant la rupture en septembre, j’ai fait une longue bronchite et durant cette maladie, un soir après une quinte de toux cauchemardesque, j’ai découvert trois symptômes étranges et inquiétants. Tout d’abord un voile blanc sur l’œil gauche, puis, une trace noire, un peu en dessous à droite du centre de la vision, en forme de symbole de la livre sterling £, et enfin, toujours sur cet œil, de terribles élancements de douleur, de loin en loin.
J’ai parlé de cela à mon compagnon, mais il ne s’en est pas préoccupé. Deux semaines plus tard, il m’a quittée et je me suis retrouvée seule chez moi, à bout de force et sous le coup encore médical de ces deux semaines d’antibiotiques. L’infection d’une dent, un otite externe — avec interdiction de porter la prothèse un mois et grattage douloureux du tympan une fois par semaine — une autre otite séreuse en installation (niée par l’interne aux urgences). Et le dos qui s’est mis à me faire beaucoup souffrir. Ajoutons à cela que j’étais à peu près folle de douleur et de chagrin et que je tentais sombrement et désespérément de récupérer mon ex.
En octobre, j’ai tenté de prendre rendez-vous avec la spécialiste de la basse vision à Toulouse. Las, il me fallait au moins un courrier, plutôt deux, de médecins certifiant que j’avais une basse-vision. A ce moment-là, je m’occupais de mon oreille toujours douloureuse (otite séreuse) et j’ai trouvé une ORL iconoclaste mais bienveillante. Je demande ce document à ma généraliste, qui me le fournit sans barguigner, je prends rendez-vous avec une ophtalmo, proche de chez moi. Non contente de me faire attendre une heure, elle ne s’excuse pas, n’écoute pas ma demande de deux paires de lunettes, une pour vivre et une pour lire, ne demande pas quoi, quand, parlant à son dos, je dis « il m’est arrivé quelque chose en août », je voulais parler de la bronchite et des conséquences de la toux. Elle me fait ma lettre pour la spécialiste et une ordonnance des lunettes. En prenant soin de me dire que ma vue « c’est pas terrible » — moins de zéro — avec une grimace laissant bien clairement voir dans quelle merdasse elle estime que je suis plongée. Ah oui, elle était pressée, forcément, une heure de retard, donc elle m’a foutue dehors avec cette ordonnance pour une paire de verres progressifs avant que je sache ce qu’il avait dessus. Ma colère fut grande.
Mais bon, j’avais les courriers, donc j’ai à nouveau tenté de prendre un rendez-vous avec la spécialiste, mais, je n’ai pas compris pourquoi au téléphone — voix aigüe de la secrétaire, fort accent local et mauvaise qualité de la ligne — c’était devenu impossible. Après une assez longue phase de découragement, j’ai appelé l’hôpital pour qu’on m’aiguille sur quelqu’un d’autre et je suis tombée sur une perle de secrétaire qui a bien compris et répondu à mon problème. Rendez-vous en mai avec une spécialiste de la cornée.
Le problème de vivre dans un monde sensible, est que le moindre coup semble gigantesque, on est mis à terre et il faut longtemps pour cicatriser et se relever.
J’ai peur, aigrement, puissamment, de l’accueil qui me sera fait. Suis-je assez handicapée pour mériter de l’aide ? Suis-je assez légitime pour mériter la confection onéreuse de lunettes de lecture ? Vais-je me faire engueuler pour n’avoir pas filé aux urgences pour mon œil ? Le voile blanc et la trace noire, probablement une cicatrice, se sont atténués, les élancements de douleur aussi. Par contre, j’ai eu des élancements à droite aussi, maintenant…
Le monde médical me regarde avec surprise, : pourquoi ne fais-je pas plus appel à lui ? Il me regarde avec pitié « Fichtre ! Je ne voudrais pas être à votre place ! » Il m’ignore quand je tente de lui parler : j’ai encore mal à l’oreille, il m’est arrivé quelque chose. Il me raconte que je peux prendre rendez-vous en ligne, alors qu’au final, il faut appeler. Ce que je peux encore faire, grâce à la boucle d’induction bluetooth que je me suis payée, parce que ce n’est pas remboursé.
Je n’ai pas l’argent pour me payer l’aide à la vision ou à l’audition qui me faciliterait la vie, je n’ose plus demander, craignant les refus.
Je sais que ce monde sensible est excité par les croyances, que ceci et cela ne devraient pas arriver, ne devraient pas se passer comme ça, ne devraient pas ; etc.
Ce qui me sauve, en ce moment, c’est faire le Travail, c’est les ateliers de CNV. Là, dans l’écoute, quand le confort auditif le permet, il n’y a plus de frontière avec l’autre, il n’y a plus de pitié, de commisération ou d’indifférence dans son regard. Là, j’écoute et je suis écoutée, là, je fais attention et on fait attention à moi. Ma gratitude est immense, pour cela.
Cette femme me disait hier avec chaleur et gratitude — car elle se sentait comblée — qu’auparavant, elle n’avait jamais été écoutée, que l’on n’avait jamais fait attention à elle comme à ces ateliers de CNV. Eh bien, cela me brise le cœur. Il faut trouver auprès d’étrangers ce que l’on ne peut avoir de sa famille, de son compagnon. Je trouve dans ces ateliers des connexions magnifiques et universelles (c’est elle qui a mis ce mot, je lui ai rendu grâces), à défaut de véritables proches attentifs. Je crois depuis longtemps que ma détresse d’attention fait fuir, ceux d’entre vous qui lisent mon blog depuis longtemps le savent.
Mon ex-compagnon m’a dit assez souvent, assez fermement que c’était à moi de poser mes besoins et à moi d’y répondre (auprès d’autres que lui), j’ai fini par comprendre. Mais ton besoin, dans la vraie vie, ce n’est pas comme en CNV où tu sais qu’il sera entendu. Dans la vraie vie, il faut pouvoir se battre pour le poser au centre, il faut s’attendre à l’indifférence, au déni, au reproche.
Peut-être que ce me serait plus facile si je rejoignais plus volontiers le monde sensible et son intuition folle de l’autre, ses peurs, ses hontes et toutes ses idées sclérosantes. Plus certainement, ce serait plus facile si je n’avais plus d’idées sclérosantes sur ce que devrait être l’attention de l’autre pour moi. Well… work in progress.